Il s'était donc résolument écarté de l'art musical, et, depuis des années que durait son abstention, il ne se rappelait avec plaisir que certaines séances de musique de chambre où il avait entendu du Beethoven et surtout du Schumann et du Schubert qui avaient trituré ses nerfs à la façon des plus intimes et des plus tourmentés poèmes d'Edgar Poe.
Certaines parties pour violoncelle de Schumann l'avaient positivement laissé haletant et étranglé par l'étouffante boule de l'hystérie; mais c'étaient surtout des lieders de Schubert qui l'avaient soulevé, jeté hors de lui, puis prostré de même qu'après une déperdition de fluide nerveux, après une ribote mystique d'âme.
Cette musique lui entrait, en frissonnant, jusqu'aux os et refoulait un infini de souffrances oubliées, de vieux spleen, dans le coeur étonné de contenir tant de misères confuses et de douleurs vagues. Cette musique de désolation, criant du plus profond de l'être, le terrifiait en le charmant. Jamais, sans que de nerveuses larmes lui montassent aux yeux, il n'avait pu se répéter "les Plaintes de la jeune fille"[*], car il y avait dans ce lamento, quelque chose de plus que de navré, quelque chose d'arraché qui lui fouillait les entrailles, quelque chose comme une fin d'amour dans un paysage triste.
Et toujours lorsqu'elles lui revenaient aux lèvres, ces exquises et funèbres plaintes évoquaient pour lui un site de banlieue, un site avare, muet, où, sans bruit, au loin, des files de gens, harassés par la vie, se perdaient, courbés en deux, dans le crépuscule, alors qu'abreuvé d'amertumes, gorgé de dégoût, il se sentait, dans la nature éplorée, seul, tout seul, terrassé par une indicible mélancolie, par une opiniâtre détresse, dont la mystérieuse intensité excluait toute consolation, toute pitié, tout repos. Pareil à un glas de mort, ce chant désespéré le hantait, maintenant qu'il était couché, anéanti par la fièvre et agité par une anxiété d'autant plus inapaisable qu'il n'en discernait plus la cause. Il finissait par s'abandonner à la dérive, culbuté par le torrent d'angoisses que versait cette musique tout d'un coup endiguée, pour une minute, par le chant des psaumes qui s'élevait, sur un ton lent et bas, dans sa tête dont les tempes meurtries lui semblaient frappées par des battants de cloches.
Un matin, pourtant, ces bruits se calmèrent; il se posséda mieux et demanda au domestique de lui présenter une glace; elle lui glissa aussitôt des mains; il se reconnaissait à peine; la figure était couleur de terre, les lèvres boursouflées et sèches, la langue ridée, la peau rugueuse; ses cheveux et sa barbe que le domestique n'avait plus taillés depuis la maladie, ajoutaient encore à l'horreur de la face creuse des yeux agrandis et liquoreux qui brûlaient d'un éclat fébrile dans cette tête de squelette, hérissée de poils. Plus que sa faiblesse, que ses vomissements incoercibles qui rejetaient tout essai de nourriture, plus que ce marasme où il plongeait, ce changement de visage l'effraya. Il se crut perdu; puis, dans l'accablement qui l'écrasa, une énergie d'homme acculé le mit sur son séant, lui donna la force d'écrire une lettre à son médecin de Paris et de commander au domestique de partir à l'instant à sa recherche et de le ramener, coûte que coûte, le jour même.
Joris-Karl Huysmans, À rebours (1884), chapitre XV
(édition numérique ABU)
Certaines parties pour violoncelle de Schumann l'avaient positivement laissé haletant et étranglé par l'étouffante boule de l'hystérie; mais c'étaient surtout des lieders de Schubert qui l'avaient soulevé, jeté hors de lui, puis prostré de même qu'après une déperdition de fluide nerveux, après une ribote mystique d'âme.
Cette musique lui entrait, en frissonnant, jusqu'aux os et refoulait un infini de souffrances oubliées, de vieux spleen, dans le coeur étonné de contenir tant de misères confuses et de douleurs vagues. Cette musique de désolation, criant du plus profond de l'être, le terrifiait en le charmant. Jamais, sans que de nerveuses larmes lui montassent aux yeux, il n'avait pu se répéter "les Plaintes de la jeune fille"[*], car il y avait dans ce lamento, quelque chose de plus que de navré, quelque chose d'arraché qui lui fouillait les entrailles, quelque chose comme une fin d'amour dans un paysage triste.
Et toujours lorsqu'elles lui revenaient aux lèvres, ces exquises et funèbres plaintes évoquaient pour lui un site de banlieue, un site avare, muet, où, sans bruit, au loin, des files de gens, harassés par la vie, se perdaient, courbés en deux, dans le crépuscule, alors qu'abreuvé d'amertumes, gorgé de dégoût, il se sentait, dans la nature éplorée, seul, tout seul, terrassé par une indicible mélancolie, par une opiniâtre détresse, dont la mystérieuse intensité excluait toute consolation, toute pitié, tout repos. Pareil à un glas de mort, ce chant désespéré le hantait, maintenant qu'il était couché, anéanti par la fièvre et agité par une anxiété d'autant plus inapaisable qu'il n'en discernait plus la cause. Il finissait par s'abandonner à la dérive, culbuté par le torrent d'angoisses que versait cette musique tout d'un coup endiguée, pour une minute, par le chant des psaumes qui s'élevait, sur un ton lent et bas, dans sa tête dont les tempes meurtries lui semblaient frappées par des battants de cloches.
Un matin, pourtant, ces bruits se calmèrent; il se posséda mieux et demanda au domestique de lui présenter une glace; elle lui glissa aussitôt des mains; il se reconnaissait à peine; la figure était couleur de terre, les lèvres boursouflées et sèches, la langue ridée, la peau rugueuse; ses cheveux et sa barbe que le domestique n'avait plus taillés depuis la maladie, ajoutaient encore à l'horreur de la face creuse des yeux agrandis et liquoreux qui brûlaient d'un éclat fébrile dans cette tête de squelette, hérissée de poils. Plus que sa faiblesse, que ses vomissements incoercibles qui rejetaient tout essai de nourriture, plus que ce marasme où il plongeait, ce changement de visage l'effraya. Il se crut perdu; puis, dans l'accablement qui l'écrasa, une énergie d'homme acculé le mit sur son séant, lui donna la force d'écrire une lettre à son médecin de Paris et de commander au domestique de partir à l'instant à sa recherche et de le ramener, coûte que coûte, le jour même.
Joris-Karl Huysmans, À rebours (1884), chapitre XV
(édition numérique ABU)
Franz Schubert a composé trois versions de ce lied à partir d'un poème de Schiller : La plainte de la jeune fille = Des Mädchens Klage : D. 6 (1811), D. 191 (1815) et D. 389 (1816).
Ces trois versions ont été éditées chez Naxos :
Franz Schubert, Schiller-Lieder, Vols. 3 and 4 (Maya Boog, soprano ; Ulrich Eisenlohr, piano) (Deutsche-Schubert-Lied-Edition, vol. 18)
On peut écouter ces oeuvres en ligne sur la discothèque Naxos, à laquelle la médiathèque de Dole est abonnée pour en proposer l'accès à ses usagers à distance. La discothéque Naxos et la procédure pour y accéder sont détaillées ici.
Site Naxos Music Library