Certains albums, tels des poèmes que nous connaissons par cœur, nous accompagnent au long des années, des décennies. Chargés de souvenirs, déclencheurs de nos évolutions, témoins de nos cheminements, énigmes résistant à l'usure du temps, traversant les modes, conservant la fraîcheur de la découverte à chaque nouvelle écoute....
Merci à Arsène Ott, responsable de la Médiathèque André-Malraux de Strasbourg, ancien président de l'ACIM, et musicien, d'avoir répondu à l'invitation.
Lou Reed – Coney Island Baby (RCA, sortie fin 1975)
J’ai acheté cet album en août 1977 (un an après l’année de sa sortie). Je revenais de vacances après un périple de 6 semaines plein d’insouciance dans le midi, vacances au cours desquelles j’ai vécu les premiers jours sur mes maigres économies, et que j’ai pu étirer dans la durée grâce à l’hospitalité d’une famille belge (camping), et à la vente à la sauvette de tranches de pastèques sur la plage de Pampelonne à côté de Saint-Tropez. Alors que rien ne le laissait présager, j’ai pu à mon retour à Strasbourg m’arrêter à la FNAC et m’acheter 2 vinyles avant de rentrer chez moi, dont cet album de Lou Reed, qui est toujours entré en résonance avec les expériences estivales qui ont précédé son achat. J’y retrouve une qualité rare de nonchalance, un côté chaloupé dans la voix et les rythmes, un équilibre parfait entre les sonorités (voix, guitares, rythmique). Il s’agit d’un ensemble d’une beauté marmoréenne, presque « classique ». Mon choix s’était porté sur cet album, car l’appréciais déjà Lou Reed, mais la pochette de l’album laisser deviner une approche nouvelle, en décalage avec ses premiers albums solo (quand on pense que son album précédent était Metal machine music…). J’ai été saisi dès la 1ère écoute (probablement en magasin avant de l’acheter), et depuis toutes ces années je revisite cet album avec le même plaisir, je trouve que les morceaux s’enchaînent tous de façon idéale, et si j’ai choisi le dernier titre de l’album c’est peut-être pour sa plus forte coloration mélancolique qui correspond si bien à Coney Island.
Richard Wagner : Tristan und Isolde, Wiener Philharmoniker, Georg Solti (Decca, 1961)
J’ai découvert cette œuvre dans les années 70, en regardant le film Les Cousins de Chabrol. Le thème musical exsude dans la BOF, et c’est la 1ère fois qu’il m’était donné de l’entendre.
A la fin du film je guette le générique, et découvre qu’il s’agit d’une œuvre de Wagner. Depuis, ce prélude est une sorte d’étalon musical, il me permet à chaque fois que je le juge nécessaire de redresser le compas de mes émotions, de vérifier ma capacité de projection sentimentale, de tester mon adhérence au destin. Le prélude :
Charles Mingus - Tijuana Moods (RCA Victor, 1962)
Avant de pouvoir explorer les collections de la bibliothèques municipale, je m’octroyais des séances d’écoute après avoir fait mon choix dans les bacs des disquaires locaux (très tolérants…). Et à défaut de culture musicale, je me fiais à l’époque à une forme d’instinct musical liée au choix des pochettes. C’est ainsi que j’ai découvert Charles Mingus, sa présence dévorante, son exubérance. Et puis vient le moment où il faut se jeter à l’eau (j’avais déjà eu la main heureuse avec King of blue, et Crescent), cette fois-ci je jette mon dévolu sur Tijuana Moods. Quand je pense que cet album aura été la bande son de mes soirées festives d’étudiant, Ysabel's Table Dance venant déchirer nos nuits au moment crucial où nous délaissions nous repères musicaux familiers ou téléphonés. Sorte de transe de la liberté à laquelle nous nous abandonnions corps et âme.
Billie Holiday with Ray Ellis and His Orchestra - Lady in Satin (Columbia, 1958)
Tant de choses ont été écrites sur Billie Holiday, je ferai donc la sobriété. Dans ses enregistrements ultimes la fêlure de sa voix, de son existence, se frotte au soyeux des cordes. Certains sont exaspérés soit par l’un, soit par l’autre, personnellement je trouve cette opposition particulièrement heureuse, et sa voix n’aura jamais été enregistrée avec une aussi belle granularité, proximité et intimité. J’y entends sa silhouette vacillante, mais tellement légère, une âme qui flotte par-dessus le tempo, l’orchestre et qui trouve appui dans un point de fuite évanescent. Est-ce un vibrato ou un phrasé musical complice, une ultime réminiscence d’un drame sans cesse rejoué qui vrille sa voix et illumine à jamais son regard ?
Thelonious Monk – The London Collection: Volumes One Two Three (Black Lion, 1988-89)
L’angoisse de la touche blanche. Après une tournée exténuante Thelonious Monk tire sa révérence avec panache avant de se fondre dans le silence. Au sens figuré comme au sens propre : de l’art de porter le chapeau ! Le jazz est en deuil de son excentricité. Je crains que le monde d’aujourd’hui ne sois plus propice à l’accueil de telles personnalités.Viaje de las Almas. Travelling Souls / Naseer Shamma (Pneuma, 2011)
J’avais d’abord pensé à un album de Munir Bachir, mais c’est finalement l’un de ses disciples Naseer Shamma qui s’est imposé à moi pour représenter toute la dimension spirituelle, mais aussi politique à l’œuvre dans la musique. Naseer Shamma est un joueur de oud irakien, et un extraordinaire pédagogue. Le charme de ses œuvres enregistrées vient tout entier de sa capacité à allier tradition et improvisation, à transmettre de génération en génération une tradition de l’improvisation.Tom Waits - Rain Dogs (Island Records, 1985)
Rain dogs fait pour moi partie de ces albums incrustés dans les moments intimes de la vie, sorte de tatouage sonore indélébile fixé sur la membrane de mon tympan. En dehors du fait que j’en apprécie beaucoup le contenu musical et artistique (au même titre que Frank’s Wild Years), la musique déjantée de Rain dogs est pour moi reliée à l’expérience d’écoute sur vinyle et à cette capacité – à la pointe du diamant - à remettre ou non les choses dans le droit fil du sillon. C’est un peu comme si en posant le diamant juste à côté, dans une sorte d’entre deux du sillon, on pouvait se mettre à entendre une musique différente et à vivre dans une dimension parallèle, celle de l’entre « sol », un peu à la manière de l’expérience décrite dans le film Dans la peau de John Malkovich.
Momo Wandel - Afro swing (Fonti Musicali, 1999)
La voix rocailleuse Momo Wandel Soumah se fondait parfaitement alors la sonorité sans rugueuse qu’il avait au saxophone. Ce chanteur et compositeur de Guinée nous a laissé quelques enregistrements qui ont l’air d’être sortis de nulle part, sorte de résidus d’une carrière qui aurait aussi bien pu ne pas avoir lieu, au moins sur le plan discographique. Elle n’aurait alors fait le bonheur que de son auditoire direct, ce qui en soi était déjà beaucoup. Mystère de ces musiques qui sont devenues accessibles par le jeu des rencontres musicales et humaines, et qui je l’espère le resteront pour longtemps grâce à la curiosité des mélomanes. J’ai découvert ce disque longtemps après sa sortie, par le truchement du hasard des écoutes sur une plateforme musicale.Charles Lloyd 1 The Mavels + Lucinda Williams - Vanished Gardens (Blue Note, 2018)
Je souhaitais clore cette liste avec un album qui faisait état de la capacité de certains artistes à nous étonner, à nous éperonner, c’est le cas de cet album si particulier de Charles Lloyd, le musicien ayant traversé les années 60 démesurées et foisonnantes, puis il s’était fondu dans divers paysages jusqu’à être oublié, acte sublime du mysticisme, et redécouvert à travers la fantaisie des amitiés musicales. Certaines de ces collaborations récentes avec ECM furent somptueuses, d’autres plus convenues, et puis est arrivé cet album Blue Note qui m’a cueilli comme un fruit mûr. L’alchimie opère entre le saxophoniste et la chanteuse country blues Lucinda Williams, et The Marvels (Bill Frisell, Greg Leisz, Eric Harland et Reuben Rogers).
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Comment écoutes-tu la musique aujourd'hui ?
Avant tout chez moi sur une chaîne Hi-Fi, exclusivement des CD ou de la musique en streaming, même si je n’exclue pas de remettre en route un jour mon système d’écoute relié à une platine vinyles (j’ai une vielle platine Dual qui dort dans une armoire). Sur mon smartphone ou ma tablette branchés sur ma chaîne Hi-Fi ou un ghetto-blaster dans ma cuisine, que je peux aussi transporter dans mon jardin. Rarement avec des écouteurs, mais j’ai investi récemment dans 3 casques (salon, ordi, smartphone) pour accompagner des situations d’écoute isolée chez moi ou en voyage. L’un de mes plus grands plaisirs est d’écouter de la musique en voiture, je trouve que presque toutes les musiques (bon c’est compliqué pour certaines dynamiques d’orchestre classique…) adhèrent magnifiquement à l’asphalte des routes et aux paysages en mouvement, il faut dire que l’insonorisation des voitures a fait des progrès extraordinaires.
Quelque plateforme de streaming utilises-tu ?
Un abonnement payant à Spotify famille.
Continues-tu à acheter des disques ?
Oui, des CD, je guette certaines éditions originales ou intégrales. Je regrette d’avoir laissé passer le coffret The Pretty Things, et espère qu’un éditeur digne de ce nom va bientôt publier une intégrale du groupe Morphine. Sinon, je craque toujours pour quelques CD, après les avoir écouté et apprécié en écoute streaming, mais je suis devenu bien plus raisonnable.
Quelques émissions de radio, ou web radios musicales écoutes-tu ?
Un peu au hasard des ondes.
Comment te tiens-tu au courant de l'actualité musicale ?
Magazines (quotidiens d’actualité, presse spécialisée), et les ressources de la médiathèque.
Quel lien fais-tu entre la pratique musicale et l'écoute de la musique ?
Il y a souvent des correspondances, l’envie de retrouver sur l’instrument des bribes de phrases musicales qui me touchent à l’écoute d’un CD, ceci quel que soit le genre musical écouté. Mon attention porte également sur le son, la façon de le filtrer, l’agencer, l’associer, le mélanger. Le saxophone n’est pas un instrument qui démarre au ¼ de tour ou que l’on prend en main 5’ et repose, alors parfois je me mets au piano pour exercer mon oreille, retrouver une ligne mélodique, une harmonie, un mode musical.
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Arsène Ott est membre du groupe Daidal (saxophone ténor, effets)